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Salut Nic,

J’espère que tu vas bien par ces temps flottants. Je t’écris parce que j’ai rêvé de Bilou. Tu as des nouvelles ? Il va bien aussi, j’espère. Nous étions au théâtre, en plein air, devant l’hôtel de ville. Tu avais les cheveux rouges. Tu as les cheveux rouges, maintenant ? Oui, j’ai rêvé de ton frère, et tu étais là aussi. Avec la même boule Angela Davis, mais toute flamboyante. Rien n’arrive de manière complètement isolée ! Les racines sont visibles comme sur un muret végétalisé. Ta compagne aussi avait les cheveux rouges – assez longs, ondoyant sur les épaules mais rouges. Ou serait-ce le soleil qui se couchait miroitant sur toute cette eau. Reflets et images derrière la buée de la même beauté aimée. L’eau, en effet, a retrouvé la ville. Non pas comme après une grosse pluie quand les égouts débordent, mais en harmonie, canalisée, vénitienne. Du plus loin que je me souvienne, qu’il m’en souvienne, nous étions près de l’eau. Les marais réputés indomptables que les grands travaux ont domptés, les digues, les rizières et leurs îlets d’habitations, puis les remblais de ces conquérants du béton en ravages stériles avec leurs deux, trois bassins de rétention et tous les égouts qui débordent à la saison. L’eau est notre mémoire vive, lisible. Les digues même bitumées ne sont pas juste, avec les trous et les embouteillages, destinées à faire cauchemarder les automobilistes. Les inondations périodiques des bas-quartiers surviennent comme des claques de rappel. On a jeté de loin en loin quelques réflexions sur cette eau qui nous entoure, mais sans en sentir jamais le prix, comme les anciens rois hydrauliciens. Sans doute la mémoire nous était revenue. La ville avait retrouvé sa sainte eau. Une scène sur pilotis nous surplombait à la place du parking. Deux grandes artères et des petits canaux quadrillaient la place. Des barques coquettes allaient et venaient, débarquant les spectateurs. Il n’y avait plus beaucoup de places libres. Avant que ta compagne et toi n’arriviez, nous avions déjà plus d’une fois indiqué qu’on attendait des amis. On barcarollait autour de nous en lorgnant sur le siège encore vacant de Bilou. Mes sœurs qui tenaient à m’encadrer le veillaient jalousement. Le crépuscule attendu pour commencer le spectacle semblait atteint, car la musique s’était tue. Un radeau, à moteur électrique sûrement, avançait sans bruit de l’artère ouest vers la scène. Sur le pont des comédiens en riches apparats prenaient des poses sur de grosses enceintes. À la proue, une femme en robe verte récitait le prélude des contes. En passant devant notre rangée, Bilou qui manœuvrait l’embarcation nous fit signe qu’il revenait. Il avait son sourire jusqu’aux oreilles. Le même qu’il avait quand il venait de faire un tour pendable. C’est à cause de ce sourire que plus jeune je me suis approché de lui au collège. Je me méfiais de nos autres collègues aux paupières tombantes à force de baisser les yeux devant les jésuites qui nous éduquaient. Bilou était aussi tire-au-flanc, comme nous tous, mais il écarquillait ses yeux et son sourire. Il avait une dispense permanente de sport ; faveur de votre mère qui n’aimait pas qu’on donnât des ordres imbéciles à son chéri, au grand dam de notre professeur ; on voyait bien qu’il était en pleine forme. Cela ne l’empêchait pas de venir quand c’était piscine, on partageait cette passion de l’eau, le maître-nageur n’ayant jamais lu la fameuse lettre de dispense. L’autre faisait la gueule à côté du stade. Avec Bilou on s’éclatait et on sautait à qui faisait les plus hautes éclaboussures. De temps en temps, il disait « Chut ! J’écoute le message de l’eau ». On était toujours les derniers à sortir. Un jour nous avions flanqué une peur bleue au responsable, car il nous avait découverts d’un coup ne bougeant pas, flottant entre deux eaux. Mais mourir en faisant des bulles n’est pas se noyer. Je me redressai. Un coup de perche et réapparurent aussi, plus ouvertement triomphantes les dents et les oreilles de Bilou. Puis je ne sais plus trop comment il laissa tomber les artistes et nous rejoignit. Je portais une pancarte réclamant l’ouverture des piscines dans une manif ; convergence des luttes. Il faisait jour. Levée des brumes sur les sommets humides. Les puzzles ont été dispersés, et non reconstitués. C’était un rêve, quoi ! Personne ne portait de masque, tout le monde allait bien. Comment vas-tu ? Tu as des nouvelles ?

Jo


Texte : Johary Ravaloson
Photographies : Romain Philippon

Tous droits réservés © Romain Philippon (images) ; Yann Hamonet (textes 2018), Ben Mazué (textes 2019 & 2020), Johary Ravaloson (textes 2021), Gillian Geneviève (textes 2022)